turquie1Récit d’un voyage en Turquie du 7 au 23 juillet 2013

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Le but du voyage consistait à visiter la Turquie de l’Est. Son objectif : rencontrer sur leurs terres les descendants syriaques et arméniens des premiers chrétiens. Cette région a été de tout temps peuplée d’une forte minorité chrétienne (environ 25 à 40% de la population). Suite aux génocides de 1915 et au traité de Lausanne de 1923, elle a été vidée de sa population chrétienne. Au sud, près de la frontière syrienne, dans une zone peuplée essentiellement de Kurdes, nous trouvons le « Tur Abdin », la montagne des serviteurs de Dieu, foyer de l’Eglise syriaque orthodoxe. Cette Eglise est peu connue en Occident. La langue de ses fidèles est l’araméen et le syriaque.

Etre chrétien sur une terre sans chrétiens…turquie2
Notre voyage débute bien. Le mur de notre chambre d’hôtel à Gaziantep est décoré d’une photographie du XIXe siècle. Au centre de la photo trône une grande église. Peut-être aurons-nous la chance de la visiter ? En effet, le bâtiment est toujours intact. Nous pouvons y vivre notre première méditation. Cette église catholique–arménienne est transformée en salle de spectacle ouverte à tous, sauf au culte chrétien. Un peu plus loin, nous longeons l’ancienne cathédrale arménienne pour visiter ensuite une belle église médiévale, elle aussi transformée en salle de spectacle, dans laquelle une sympathique troupe d’enfants se produit. De chrétiens, nous n’en rencontrons pas… Il me revient à l’esprit la demande du prêtre capucin qui, en 2003 à Antioche, nous disait : « Priez pour qu’il reste toujours des chrétiens à Antioche (en Turquie) »

Après les vastes plaines à pistachiers, nous traversons l’Euphrate pour arriver à Sanliurfa. Une forteresse rappelle la présence des Croisés. Dans l’Antiquité cette ville célèbre se nommait Edesse. La dynastie des Abgar en était les souverains. La légende raconte que le roi Abgar V, souffrant de la lèpre, envoya une lettre au Christ pour lui demander de venir le guérir. Une présence chrétienne à Edesse est attestée dès la fin du Ier siècle. La tradition confirme l’adhésion de son roi au christianisme dès la fin du IIIe siècle. La ville devint un foyer de culture chrétienne florissant.

A 50 kilomètres au sud, nous visitons Haran. Une importante ville dans l’Antiquité, qui fut même la capitale du royaume de Commagène. Mais elle est surtout célèbre par le récit de la Genèse qui nous apprend qu’Abraham reçut là l’appel à émigrer en Canaan. Jacob y vécut 14 ans. Le lieu est émouvant. L’habitat est mésopotamien. Carrefour de toutes les transhumances. D’où viennent ces gens qui nous servent si aimablement le thé traditionnel : des Caucasiens, des Persans zoroastriens, des Irakiens… ?

C’est à Adyaman que nous rencontrons les premiers syriaques orthodoxes de notre voyage. La communauté de l’Eglise de Pierre & Paul est bien vivante : un évêque, 2 moines, une moniale et des laïcs. Cette communauté est soutenue par la diaspora allemande. Le moine Gabriel nous impressionne par sa joie rayonnante. Quel est son secret ? Lorsque nous lui demandons si les difficultés ne sont pas trop lourdes, les dangers trop grands, il nous répond avec un grand sourire : « Pour moi, vivre c’est Christ… » Le silence interrompt sa phrase… dont nous devinons la fin : « Et la mort m’est un gain ! » (Ph 1.21).

Diyarbakir, sur le Tigre, est la capitale politique du Kurdistan. Une ville fascinante. Plus de 2 millions d’habitants. Il s’y trouve quelques communautés chrétiennes. Le père Yussuf nous offre l’hospitalité d’un bon repas et la fraîcheur d’un bassin d’eau où il fait bon plonger nos pieds. Son église fondée au IIIe siècle a été le siège du patriarcat. L’un de nous passe la nuit à la belle étoile dans la cour de l’église. Le lendemain matin il participe à la messe. Plus d’une heure de liturgie chantée par le Père Yussuf et ses fils. Liturgie à laquelle assistent 3 personnes. Malheureusement le pasteur évangélique est absent ; nous ne pouvons pas le rencontrer. Par contre, nous visitons la cathédrale arménienne et l’église chaldéenne toutes deux transformées en musée. Nous nous faufilons dans des ruelles étroites. Je m’attarde pour faire quelques photos. Je découvre alors que nous sommes accompagnés par un garde du corps, l’oreille rivée à son talkie-walkie. Protection, surveillance… toutes les précautions sont utiles.

turquie3A la montagne des serviteurs de Dieu

A Mardin nous rejoignons le berceau de l’Eglise syriaque orthodoxe. Les origines de cette Eglise remontent à l’Eglise d’Antioche, où les disciples de Jésus furent appelés pour la première fois « chrétiens » (Actes 11.26). Le prêtre de Mardin, le Père Gabriel, revient ce jour-là d’Allemagne. Il se questionne : « Y ai-je rencontré des chrétiens ? » Et lorsque nous lui demandons ce que nous pourrions faire pour lui, sa réponse est spontanée : « Soyez de bons chrétiens ! » Dans l’Empire ottoman, l’Eglise syriaque orthodoxe comptait environ 2 millions de fidèles. Elle connut aussi un génocide au début du XXe siècle, environ 700 000 morts. Puis des persécutions plus subtiles mais encore meurtrières se poursuivirent jusque dans les années 1990. Depuis lors la situation s’est pacifiée. Quelques syriaques émigrés en Europe reviennent sur leurs terres. On y dénombre maintenant environ 2’500 chrétiens syriaques.

Nous logeons au monastère de Deir Zafaran dont l’église date du IVe siècle. Un endroit magique sur les dernières collines qui surplombent le bassin mésopotamien. Le lendemain, nous longeons la frontière syrienne pour visiter Nusaybin (la Nisibe antique). Vers l’an 280 y fut fondée la première « université » au monde. Le bâtiment de l’église est intact. Il est gardé par le seul chrétien de la ville, Daniel, qui y loge, faute de quoi le bâtiment pourrait être saisi par le gouvernement pour en faire un musée.

L’évêque du monastère de Mar Gabriel est affecté par les difficultés juridiques qui se sont abattues sur le monastère. Voici plus de 5 ans qu’une procédure est engagée par les autorités locales pour confisquer les terres de cette institution. Cette procédure est montée jusqu’à Strasbourg . Ce dimanche de juillet, une importante communauté participe à la célébration avec une ferveur impressionnante. Nous y rencontrons des fidèles de toute l’Europe et de toute dénomination. La solidarité n’est pas un vain mot.

A Mydiat nous croisons un père dominicain chaldéen qui s’apprête à poursuivre une recherche sur les manuscrits à l’Université de Fribourg. Il accompagne un groupe de jeunes qui visitent le « Tur Abdin ». Il vient du Kurdistan irakien proche de moins de 100 km, dans lequel les chrétiens irakiens retrouvent paix et prospérité. Dans la paroisse de Mydiat, nous rencontrons des réfugiés syriens. Ils sont de la même ethnie que les syriaques de Turquie. Seules les frontières arbitraires du traité de Lausanne les ont séparés. Nous évoquons avec émotion le métropolite d’Alep, Mgr Gregorios Youhanna Ibrahim, enlevé le 20 avril, dont nous sommes toujours sans nouvelles. Avant de quitter le « Tur Abdin », nous visitons l’église de Ha. Un bijou du IVe siècle, construite dans un village exclusivement chrétien qui, dès lors, a été progressivement habité par des Kurdes musulmans sunnites ou alevis. Quelques familles chrétiennes y restent attachées à la foi de leurs ancêtres, non sans peine.

Des pierres qui parlent

Le Tigre fait office de frontière du « Tur Abdin ». Nous nous trouvons alors dans un territoire où les Arméniens étaient très nombreux jusqu’au génocide de 1915. Au bord du lac de Van, on nous ouvre la porte d’une mosquée construite en magnifiques pierres de basalte noir. Elle est en réfection. Visiblement, c’était une église arménienne. « Mais ses occupants sont partis », c’est la réponse traditionnelle à nos questions. Au sud du lac de Van, nous cherchons l’emplacement du monastère du célèbre Grégoire de Narek. Notre carte est relativement précise, mais pas trace de monastère. C’est alors qu’on nous montre, dans un village rural des plus modestes, insérées dans les murs des maisons, des pierres gravées du signe de la croix. Un attroupement se forme. Les langues se délient. « Oui, il y avait là un monastère… Oui, un notable l’a fait détruire dans les années 1950 pour en récupérer les pierres. J’en suis triste, je n’aimerais pas qu’on détruise ma mosquée. Pourquoi avoir fait ceci aux arméniens ? » Nous sommes touchés par tant de franchise.

Dans cette région, nous rencontrons des gens qui se consacrent à l’accueil de réfugiés afghans : « Où est votre prêtre le plus proche ? Oh ! à environ 900 km ». Nous mesurons le courage et le dévouement de ces « moines » modernes. Il semble que quelques-uns des Afghans dont ils s’occupent soient des protestants… C’est avec eux qu’ils trouvent la chaleur d’une communauté de foi. Notre voyage nous conduit à Ani, le site archéologique de l’ancienne capitale de l’Arménie du temps des Bagratides au tournant du Ier millénaire. Les importants vestiges de la ville nous laissent imaginer sa splendeur d’alors. « La ville aux 100 palais et aux 1’000 églises », dont il ne reste que 4 ou 5 ruines… La Turquie de l’Est, terre ancestrale de martyrs, terre des martyrs modernes. On dénombre déjà sept chrétiens assassinés en ce début du XXIe siècle.

Près de Trabzon, nous visitons le magnifique monastère de Suméla, accroché au rocher au fond d’une gorge étroite, dont la fondation remonte en 385. Ce complexe monastique impressionnant, surréaliste, témoigne de la vigueur de la foi de nos ancêtres. Les fresques du XIVe siècle recouvrent encore des centaines de mètres carrés de parois et de plafond. C’est le seul endroit où nous croisons une foule de touristes turcs. Etonnement ! « Certains musulmans sont mystiques », nous apprend un prêtre… « L’islam ne répond pas toujours à leurs aspirations, aussi ils viennent frapper à la porte des églises pour nous interroger, nous questionner sur notre style de vie, sur nos valeurs, pour nous demander de l’eau. » « De l’eau ? » Nous sommes surpris. « Oui, les églises ont la réputation d’être construites près d’un puits sacré. Aussi, en cas de besoin affectif, médical ou autre, ils cherchent à obtenir une telle eau qui leur paraît pleine de vertus. Notez que c’est l’occasion de témoigner de notre foi et de l’espérance qui nous habite. » C’est vraiment une évangélisation au goutte à goutte !

Istanbul, la ville de tous les contrastes

A Istanbul, le décor change complètement. A l’Est, les villageois se chauffent encore avec de la bouse de vaches séchée au soleil. Istanbul, dans ses quartiers les plus modernes, est une ville européenne. Il s’y trouve environ 70’000 Arméniens qui se réunissent dans 33 églises qui ont officiellement pignon sur rue. Sans compter les orthodoxes dont le patriarche « primus inter pares » réside à Istanbul, pardon Constantinople. La Société biblique y a un magasin sur la célèbre ?stiklal Caddesi, littéralement « l’avenue de l’Indépendance », à 800 mètres de la place Taksim. La directrice de la Société biblique est une Arménienne. Elle nous explique que son nom a une consonance turque. Il signifie « Rivière noire ». Il a été donné par un fonctionnaire lorsque son grand-père a dû s’inscrire auprès des autorités. Comme il ne voulait pas mentionner son nom arménien, il a laissé le fonctionnaire lui attribuer un nom. Tamar Karasu a le regard résolument orienté vers le présent et l’avenir. Elle n’aime pas parler du génocide arménien sur le mode nostalgique. Elle refuse de développer une mentalité de victime. Elle est engagée dans la construction d’une société turque moderne. D’ailleurs, elle ressent un frémissement de rapprochement entre les communautés minoritaires du pays, qui prennent conscience de leur existence réciproque. Les Kurdes commencent à découvrir la souffrance des Arméniens et des Syriaques. Les Alévis réalisent partager le destin commun de minoritaires avec les chrétiens. Ce frémissement, nous l’avons vécu au centre du pays, lorsque nous avons été invités pour un plantureux repas par un avocat kurde en relations d’amitié avec une personne connue d’un membre du groupe. Il a eu cette parole étonnante : « Je suis conscient du mal que ma communauté a infligé aux chrétiens. Je vous dois bien cela. »

La Bible ouverte dans la vitrine du magasin de la Société biblique est régulièrement lue par des passants, même des imams. Des étudiants se questionnent sur le sens de la vie. Des femmes écrasées par la mentalité chamaniste qui considère que tous les maux viennent d’un sort qui leur a été lancé, cherchent du secours auprès de prêtres. Ceux-ci ont aussi l’occasion d’encourager les quelques familles grecques ou arméniennes converties de force à l’islam en 1915, mais qui restent chrétiennes dans leur cœur. Dans une ville du centre du pays, nous avons rencontré un homme d’une quarantaine d’années, qui, réalisant ses origines arméniennes, a demandé le baptême pour Pâques prochain.

Les empires du XIXe siècle ont cherché à intégrer les diverses populations qui les constituaient. Le XXe siècle a « inauguré » le nationalisme, qui fonde les peuples sur une identité unique et par conséquent discrimine les minorités qui font peur. La société turque se sent vulnérable. Elle a peur que « le fil du tapis ne file ». Son modèle idéologique est unitaire : « une race, une religion, une langue ». Un journaliste qui a enquêté auprès de la Société biblique a appris que le Nouveau Testament a été traduit en kurde. Le titre de son article est parlant : « Le Nouveau Testament est publié en kurde et nous ne sommes toujours pas divisés ! » L’Orient a beaucoup de peine à intégrer la diversité sociale, ressentie comme une menace.

Notre dernière visite s’adresse au Père franciscain Gwenolé. Il a vécu tout son ministère avec des musulmans, en particulier en Afrique. A Istanbul depuis 10 ans, son charisme de franciscain l’a conduit à développer un authentique dialogue avec des soufis sunnites. Il les a invités à participer à la messe et il lui arrive de participer à leur cérémonie et d’aller prier dans les mosquées du voisinage. Nous lui avons objecté les paroles du Père irakien pour qui il n’y a pas d’islam modéré. « Connaissez-vous un christianisme modéré ? » nous a-t-il répondu. D’ailleurs « je parle plus de rencontre que de dialogue. Je préfère chercher à connaître l’autre pour vivre en frère dans le respect des différences… Je tente de comprendre l’islam comme j’aimerais voir compris le christianisme. » Le dialogue interreligieux ne peut pas faire concorder les convictions de nos différentes religions. Par contre, il est important de développer un dialogue pour permettre une meilleure cohabitation de nos différentes cultures, une meilleure compréhension entre les frères en humanité que nous sommes. Nous sommes tous enfants d’Abraham, enfants du même Créateur. « Nous sommes tous de sa race », dit l’apôtre Paul (Actes 17.29).

« Votre visite peut me faire du tort… sauf si notre conversation est une prière », nous disait un prêtre. C’est le but de cet article : faire de nos rencontres une prière. « Que ton règne vienne ! »

 

Jean-jacques Meylan

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